LOBO, le biker de l’extrême


Il y a les aventuriers qui se lancent dans un tour du monde et puis il y a moi, le Français Éric Lobo, le plus extrême. Mon histoire ? Après avoir tout perdu, j’ai choisi de renaître sur la route avec ma Harley. Je viens de boucler mon second tour du monde, toujours au guidon d’une Harley, un périple de quelque 50 000 kilomètres en partie effectué hors bitume et en plein hiver arctique, par des températures extrêmes.

Ancien homme d’affaires maintenant ruiné, c’est la crise financière de 2010 qui m’a jeté à la rue.. Mais c’est mon goût désormais assumé pour l’aventure et une promesse faite à mon père à la veille de sa mort qui m’a remis en selle pour un nouveau voyage plus long et plus extrême encore, avec en point d’orgue une traversée hivernale de l’extrême nord du continent américain. Quatorze mois et 50 000 kilomètres plus tard, J’ai bouclé la boucle et ramené un magnifique album de photos : Arctic Dream.

Je suis un globe rider très aguerri aux voyages impossibles. En 2011, j’ai fait un tour du monde à moto, sur une Harley-Davidson Road King. En 2014, mon père est décédé à la suite d’une opération à cœur ouvert. Il m’avait fait promettre de continuer à vivre mes rêves, même s’il a eu du mal à les comprendre. Je lui avais parlé entre autres de mon rêve d’aller rouler sur l’océan Arctique en Harley-Davidson. C’était important pour moi de partir un peu avec lui. Toutefois, je ne savais pas si j’allais revenir de ce voyage, car rouler sur l’Arctique, ça ne paraissait pas possible.
Mon point de départ était Palos de la Frontera en Espagne, d’où est parti Christophe Colomb pour découvrir l’Amérique, mais moi, c’était avec ma Harley-Davidson Dyna.

En passant par la Russie, je me suis rendu au Kamtchatka. De là, je voulais passer le détroit de Béring, mais c’était infranchissable. J’ai repris l’aventure de l’autre côté. Je suis allé à Vancouver puis à Hope où a été tourné le premier Rambo. J’y ai rencontré un gars extraordinaire qui fabrique des Rats Rods, véhicules aux moteurs surboostés. Mon projet devait me conduire à 4 500 km au nord et je devais équiper ma moto. On m’a alors dit qu’il était interdit de traverser le Canada à moto l’hiver. J’ai donc créé un système qui me permet d’utiliser des skis sur la moto. Le gars des Rats Rods m’a aidé sans jamais essayer de m’en dissuader. Je me suis mis à découper et à souder, et le voyage a pris une autre dimension. Puis, j’ai rejoint Dawson City depuis Whitehorse. J’ai emprunté la Dempster Highway, plus de 800 kilomètres qui se font en deux fois 12 heures. Vous êtes seul. À 1 000 km à l’est ou à l’ouest, il y a très peu de villages. Il n’y a que vous.


Février 2016. Je jette un coup d’œil à la météo sur le site Environnement Canada. Je suis aux portes du cercle polaire arctique. Encore colorée de rouge, la route Dempster est en alerte comme ce fut aussi le cas les jours précédents. Le site d’Environnement Canada annonce du blizzard, un froid intense, une mauvaise visibilité et surtout, un vent violent. Pourtant, lorsque je regarde par la fenêtre de ma chambre, le ciel est bleu et lumineux. La veille au soir, dans le lodge d’Eagle Plains, une femme solide m’avait abordé ainsi : « C’est toi qui viens d’arriver en Harley ? » J’acquiesce du regard.

« Connais-tu ta résistance maximale au vent latéral ?

— Ici ? Je l’ignore. Ça dépend du sol ! Chez nous, 100 km/h, sans problème.

— Tu as une bonne tête ! J’aimerais ne pas à avoir à ramener ton corps demain. Certaines rafales peuvent dépasser les 120 km/h dans la journée. Trouve un truck et abrite-toi derrière ! Par – 50 C, ça ne pardonne pas !

— Je te remercie du conseil. »

Malgré les recommandations de la veille, je suis bien décidé. « Il fait ce temps-là tous les jours et l’état de mon bras se dégrade d’heure en heure. Si la porte nord rouvre, ce sera le moment de passer ».

Dans la cantine, les chauffeurs me confirment que la route vers le paradis vient de rouvrir. Après deux jours de halte, il est temps de partir. Un panneau lumineux recommande toutefois aux énormes camions une prudence maximale compte tenu du vent. Je m’assure que mes vêtements sont bien ajustés et que les câbles sont le moins possible exposés au vent et au froid, qui ne les épargneront pas, car à cette température, à – 50 °C, le câble casse comme du cristal. Exposé à de si hauts risques, tout comme la veille, je pousserai ma concentration au-delà de ce qu’il est possible d’imaginer. Tous les pleins sont faits et les additifs d’octane dilués dans mon réservoir. La bâche est remontée sur les jambes. C’est parti !


À une trentaine de kilomètres, près de l’aire qui signale le franchissement du cercle arctique, à 66° 33’ 46” de latitude nord, j’aperçois un gars en pick-up qui vient du nord, certainement un employé d’une compagnie pétrolière. C’est un Québécois. Il s’approche et baisse la vitre de son véhicule : « Où vas-tu ?

— À Inuvik. Je voudrais pousser jusqu’à Tuktoyaktuk.

— Tu es cinglé ! dit-il en rigolant, pensant que je plaisantais.

— Je lui demande : « Comment c’est là-haut ? »

— L’enfer ! Attends que ça se calme ! Un « 28 roues » chargé de pétrole vient de se faire soulever et jeter hors de la piste, et moi je me suis fait déplacer de trois mètres par le vent. »

Au fur et à mesure de notre échange, le gars s’inquiète. Il voit bien à mon regard que je n’ai pas l’intention de faire demi-tour. Alors, avant que je me remette en route, il me donne un dernier conseil en me montrant des images sur son téléphone intelligent : « Regarde ! Lorsque tu verras cet énorme « donut » blanc posé sur la neige, accroche-toi mon chum ! C’est là que ça se passe. Tu vas te faire brasser comme dans une essoreuse. Accroche-toi, bon courage ! »

La tête dans les épaules, je m’efforce de ne laisser échapper aucune chaleur. Mes yeux ne sont pas assez grands pour absorber l’immense beauté de ces paysages, mais je reste concentré, le regard constamment rivé sur les imperfections de la glace. Je chantonne La Marseillaise pour me détendre et même l’hymne russe que je trouve plus adapté à la situation quand ça se gâte vraiment. Il fait un froid de loup. Je sais que je peux supporter un – 50 °C sans broncher. Au-delà, ça commence à piquer.

« Les bourrasques se sont déplacées après le camion posé sur le flanc. Avec la force du vent, la neige a du mal à s’accrocher au sol. Ça y est, j’y suis, face à l’énorme nuage, et pourtant le ciel semblait si bleu ! Soudain, tout s’obscurcit. Le vent me frappe par la droite si violemment que je crains qu’il m’arrache du sol. La moto n’avance plus qu’à 40 % de sa puissance. Je ne vois presque rien. Mes mains s’agrippent au guidon aussi fort que possible. Mon pied droit est descendu sur le ski pour l’écraser contre le gravier glacé. Je n’ai jamais affronté une telle fureur. Mon cou ne peut plus résister. Saisi de douleur, il oblige ma main gauche à venir le protéger. Je prie pour que ça s’arrête, mais cela dure de longues minutes. Subitement, le calme revient. J’ai l’impression d’être entré dans l’œil du cyclone. Le calme est relatif, toutefois : des tourbillons de neige s’élèvent au-dessus du relief, sous un ciel bleu. Quel spectacle incroyable ! Malheureusement, en toile de fond, la route s’enfonce à nouveau vers le mur gris. À ma grande surprise, les bourrasques m’atteignent cette fois par la gauche, avec la même violence. Le même combat s’engage dans le brouillard pendant plusieurs minutes, qui me paraissent interminables. J’ai le cou tétanisé. Les mouvements de ma tête font craquer mes vertèbres. Dans la douleur, les muscles de mon cou résistent à cette énorme poussée. Le vent retombe enfin. Son souffle semble être ralenti par les montagnes blanches que j’aperçois dans un paysage onirique. Je n’aurais jamais imaginé vivre cela. Un parhélie s’est joint au spectacle. Les anges m’ont ouvert la porte et l’ont rabattue juste derrière moi : la route est à nouveau fermée. »

Ces conditions brutales m’ont amené à envisager le pire. Accroché à ma machine, appuyé contre le vent, j’ai cru l’espace d’un instant que je ne m’en réchapperais pas.


Inuvik. Tandis que des larmes de joie coulent et gèlent instantanément sur mon visage, je hurle ma victoire, heureux comme un enfant. Dans son journal de bord, je vais écrire : « J’ai vaincu la route Dempster, au plus froid de l’hiver boréal, au cours d’une traversée épique en Harley-Davidson. » Mais l’épreuve n’est pas terminée.

Je suis enfin arrivé au seuil de cette route que je désire depuis tant de mois : 200 kilomètres de rêve sur une glace vive pour toucher le paradis et se rapprocher de mon père. Mon enthousiasme est énorme. J’entends profiter de chaque seconde. L’itinéraire démarre à Inuvik, sur un des bras du Mackenzie. Par cette voie, je vais atteindre l’océan glacial Arctique en roulant sur le fleuve jusqu’à Tuktoyaktuk. Ce qui m’impressionne, c’est simplement d’être arrivé là pour vivre ce rêve. Un sentiment mélangé, de joie et de tristesse me submerge. J’aimerais tant partager ce moment. En 2018, une route terrestre, en construction, supprimera à jamais ce tronçon sur l’océan. Le changement de température me rappelle à mes obligations de pilotage : une concentration pleine et entière. Le vent se lève à nouveau ainsi qu’un épais nuage de brume. Plongé dans le blanc total, mon regard scrute attentivement le sol. J’observe le sens des fissures et des fractures dans la glace. Je maintiens ma roue directionnelle dans une ligne en évitant au maximum les failles parallèles à la piste. Autrement, elle pourrait se coincer ou buter contre des monticules de neige laissés par les engins d’entretien.

Mes pieds sont prêts à descendre instantanément sur les plateaux des skis pour les mettre en contact avec la glace et créer un nouveau point d’appui, ce qui me permet d’éviter la chute. Sur la centaine de kilomètres que je viens de parcourir, l’adrénaline est montée plusieurs fois en de brusques poussées. Je me redresse alors vivement sur mes skis. Je suis resté debout. Ma respiration s’accélère, mon cœur bat plus vite. Pupilles dilatées, sourcils froncés, je sais que je peux perdre le contrôle de ma roue directionnelle à tout moment. Dans l’épais brouillard qui vient de s’inviter à la fête, un pick-up arrive de Tuktoyaktuk. Le conducteur, un Inuit, me fait signe de m’arrêter pour parler : « Be careful, big cracks on the ocean », me dit-il avant de disparaître. Comme si ce qui m’attendait pouvait être pire ! La Dyna tient le coup, et moi aussi, après avoir planté plusieurs fois ma roue avant dans des crevasses. Car la neige a déposé une fine couche sur la glace pour les masquer. Mais comme dans un rêve, l’horizon se dégage et un village de pêcheurs de petites maisons de bois apparaît au loin. Je roule sur la mer de Beaufort. J’aperçois enfin Tuktoyaktuk.


Au petit matin, je me prépare comme les jours précédents en suivant le même protocole. J’ai gagné en protection thermique grâce à l’adjonction à ma veste d’une peau de phoque et d’une pièce de fourrure de bœuf musqué qu’un villageois vient de m’offrir. Un fin tapis de neige est tombé pendant la nuit, ce qui complique l’adhérence des pneus, mais qu’importe. J’ai décidé de vivre mon retour autrement et de profiter de cette invention fabuleuse : les skis. Ma moto prend de la vitesse, beaucoup plus que la veille. Devant la cabane, le thermomètre de ma moto affiche – 43 °C ; l’aiguille du compteur kilométrique dépasse à présent les 100 km/h, celle de mon thermomètre qui intègre le refroidissement éolien est bloquée à son maximum, à – 70 °C. Je dessine de larges courbes sur la glace vive, qui bondissent sur les vagues immenses et figées de l’océan. « Plus j’accélère, plus je vole au-dessus des fissures et des crevasses de l’océan. Plus je roule vite, plus je retrouve les sensations du temps où je faisais du ski, mais cette fois-ci, à une vitesse ahurissante. Je trace des courbes éphémères sur la glace du Mackenzie. J’envoie ma machine de droite à gauche, appuyé sur mes skis, et ça marche ! J’entre dans une dimension où plus rien ne compte. Que le plaisir, pas même la vie. Ici, je pourrais mourir… libre ! Quelle sensation que d’être le premier à skier, une Harley entre les jambes, sur l’océan Arctique ! WOW ! Quelle sensation ! L’aiguille du compteur pointe le 120 km/h tandis que je glisse sur la glace bleue, parfois verte, du Mackenzie. » Le gyrophare de la police m’accueille tout de même et m’accompagne jusqu’en ville, non pour me verbaliser, mais pour me féliciter ! J’aime cette vie.


On reproche aux réseaux sociaux de couper la communication réelle. Mais ces jours-ci, je me suis évadé grâce aux péripéties d’un aventurier hyperconnecté, qui vit des aventures d’un autre temps. L’homme et sa monture, une Harley customisée (skis latéraux et pneus à clous) pour rouler loin et longtemps, fait partager ses galères arctiques à grand renfort de photos hallucinantes. L’une d’entre elles où il est harnaché comme un guerrier tatar, le visage dissimulé derrière du « duct tape » à cause des brûlures du froid, a attiré mon attention. Et ses mots : « Pourquoi l’enfer est-il si beau ? La moto n’arrivera certainement pas jusqu’à Grande Prairie … je le crains … ». Ces mots cinglent comme le froid qu’on imagine. J’ai vécu une des étapes hivernales les plus fortes après avoir remonté la Dempster Highway dans le Yukon en direction de l’océan glacial Arctique. J’aurais mieux fait de m’arrêter à 180 kilomètres de Fort Nelson. J’ai traversé une tempête de neige pendant cinq heures, dont deux et demie de nuit, interminable sans aucune trace au sol, sans aucun repère sur la route. Que de la neige et du froid. J’ai failli percuter deux bisons qui obstruaient la route. Les bourrasques me poussent à m’appuyer contre le vent pour avancer droit. Le conducteur du camion 28-roues qui s’est fait emporter par les vents au coeur du blizzard sur la Dempster était une femme ; elle est décédée.

Les expériences se racontent avec des mots simples, et la violence est partout. Je déplore un troisième drone cassé, l’absence de connexion pour glisser des photos de dingues. Je m’inquiète plus de ma monture. Les câbles des gants chauffants sont cassés à plusieurs endroits (en dessous de -60°C/-70°C avec l’effet du vent). Je n’ai plus qu’un ski sur deux, une épaule sur deux, mais le moral pour quatre. J’irai au bout. J’y suis arrivé. Maintenant, je peux mourir !

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